L'enfer vu par Dante et Kurumada
Masami Kurumada aurait pu reprendre la topographie des Enfers de la mythologie grecque pour illustrer le chapitre Hadès mais il a préféré s'inspirer très largement de la Divine Comédie de Dante Alghierri. Dans cet article j'ai pour but de répertorier les principales différences entre l'oeuvre originale du XIIIe siècle et celle de Kurumada et de mettre en évidence les référents culturels utilisés mais aussi les valeurs qui sont au fondement de la conception de l'Enfer.
La structure de l'Enfer
Pour des raisons scénaristiques et esthétiques, j'imagine, Kurumada a choisi de faire de l'Enfer une surface plane alors que pour Dante il s'agit d'un cône renversé en forme d'entonnoir ou de spirale descendante. Plus on descend en Enfer, plus on s'enfonce dans l'échelle des péchés établi par l'auteur florentin.
L'Enfer de Dante est composé de 9 cercles, 10 bolges et 3 Girons situés respectivement dans le 8e et le 7e cercle de l'Enfer.
Pour des raisons que j'expliciterai ensuite, Kurumada a choisi de ne garder que 8 cercles qui sont devenus des prisons et de rajouter 4 sphères qui correspondaient à la base aux 4 zones du Cocyte.
Dante entre en Enfer à partir du moment où il s'est égaré sur la voie escarpée du bonheur et s'apprête à s'engager dans cette spirale de passions qu'est l'Enfer. Une louve, une panthère et un lion symbolisant la luxure, l'orgueil et l'avarice lui barrent la route et l'obligent à s'engouffrer dans la forêt sauvage du péché.
Il y est guidé par la voix du poète Virgile qui va lui servir de guide en Enfer comme Seiya voulant rejoindre Saori s'était accroché à Valentine de la Harpie.
La porte de l'enfer
La porte de l'Enfer aurait été bâtie par l'Éternel lui-même à l'époque où toutes les choses étaient éternelles. Kurumada a su conserver le message le plus fort qui était "Vous qui entrez, laissez toute espérance".
Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse dans La Divine Comédie d'une invitation au désespoir. Je pense que cette phrase désigne plus l'Enfer lui-même. Dans le dernier chant de la Divine Comédie on voit que Lucifer, l'ange de lumière déchu, est la personnification de la résignation. Certes il punit les plus grands pêcheurs mais il verse des larmes qui se glacent au contact de ses ailes d'oiseau noir et nourrissent ainsi le Cocyte. Le désespoir concerne donc toute créature de l'Enfer et pas seulement le pêcheur car Dante après avoir traversé l'Enfer et le Purgatoire atteint le paradis et le bonheur suprême. L'Enfer est donc pensé comme une sorte d'étape durant laquelle l'homme perd de vue la lumière et la Raison.
Sur les rives du fleuve Achéron
Le vestibule de l'Enfer est le lieu des lâches et des mous qui, trop attachés aux valeurs matérielles, n'ont jamais rien fait de beau ni de laid de leur vie. Le séjour de l'Enfer leur est donc interdit car la souffrance étant synonyme de rédemption, elle peut conduire au paradis ce qui est impossible aux lâches. Dans le chant III, Dante nous livre cette tirade assez saisissante:
« cet état misérable est celui des méchantes âmes des humains
qui vécurent sans infamie et sans louange et qui ne furent que pour
eux-mêmes...
Les cieux les chassent, pour n’être pas moins beaux
et le profond enfer ne veut pas d’eux,
car les damnés en auraient plus de gloire ».
Dante dit que ces morts sont harcelés en permanence par des insectes et Kurumada qu'ils se lamentent sur leur sort. Les deux auteurs ont donc en commun cette condamnation de la lâcheté mais là où Dante, homme du XIIIe siècle, imagine un châtiment externe, le mangaka préfère une forme d'autopunition qui accentue le caractère pitoyable des lâches. Par ailleurs les contextes historiques sont proches: Dante fustige les lâches et les indécis car leur inaction fait le jeu des tyrans et Kurumada écrit pendant où très peu de temps après la guerre froide qui a vu la relativisation passive de la dictature soviétique par une grande partie du monde occidental.
Le premier cercle, les limbes
Comme je l'ai dit plus haut, l'auteur de saint seiya a choisi de faire abstraction du premier cercle de l'Enfer à savoir les Limbes. Parce qu'avant même de comparaître devant leur juge, les morts doivent subir une sorte de présélection dans les Limbes. Qui sont les locataires de ce sinistre endroit? Les païens tout simplement. Mais ce qu'il y a de profondément dogmatique dans le chant IV de la Divine Comédie c'est qu'il s'agit d'une punition qui ne correspond pas à un délit.
En effet, sont considérés comme païens l'ensemble des morts qui ont vécu avant la prophétie de Jésus-Christ, ce qui inclut tous les philosophes et les brillants esprits de l'Antiquité mais curieusement exclut Virgile, guide de Dante, mais néanmoins païen de naissance.
Dante prononce cette sentence terrible:
"ils vécurent avant la loi chrétienne,
ils n’adoraient pas Dieu comme il convient […]
Pour un tel manque, et non pour d’autres crimes,
nous sommes perdus et notre unique peine,
est que sans espoir nous vivons en désir »
Personnellement je pense que Kurumada a choisi de ne pas exploiter cette partie de l'Enfer qui aurait pu être très intéressante à traiter par peur d'entrer dans une polémique religieuse et aussi par manque d'ambition pour son oeuvre.
Le tribunal des morts/première prison
Eh non il ne s'agit pas de l'un des cercles de l'Enfer. Pourquoi le serait-ce d'ailleurs? Pas plus dans la Divine Comédie que dans saint seiya, le rôle de Rune ou de Minos n'est de punir. Leur rôle est de juger. Le juge Minos est le seul des trois juges des Enfers grecs classiques à être mentionné par Dante, il répartit les pêcheurs entre les différents cercles (prisons dans le cas de saint seiya) en fonction de leur opiniâtreté dans le mal et de critères moraux: les premiers cercles sont pour ceux qui sont contrôlés par leurs instincts, les suivants pour les pécheurs par malice et les derniers pour ceux qui ont péché par bestialité.
Kurumada a choisi de conserver cette fonction à Minos puisque Rune se présente comme le procureur de celui-ci. Là encore, le mangaka est très proche de l'oeuvre du dramaturge italien à tel point qu'on pourrait, en tout cas moi je le fais, lui reprocher un certain académisme. Dans la mythologie grecque les morts sont en effet jugés par les trois juges de façon distincte en fonction de ce qu'ils viennent d'Afrique, d'Europe ou d'Asie.
Le second cercle des Enfers
... est en fait la vallée du vent noir de saint seiya.
Ce cercle consiste en une tempête infernale de regrets dans laquelle se lamentent ceux qui ont commis le péché de luxure. Il ne s'agit pas d'une punition réellement physique mais beaucoup plus psychologique à mon sens. Dans ce chant Dante commence véritablement à régler ses comptes avec des personnages fictifs et réels.
On trouvera dans cette prison la reine Didon de Carthage, Cléopâtre d'Égypte, Hélène de Troie, Lancelot du Lac (pour sa romance avec Guenièvre) et une contemporaine de Dante, Francesca de Rimini. Dans la mesure où l'amour charnel est totalement absent de saint seiya je ne suis pas étonné que cette prison n'ait pas été développée par Kurumada.
Le troisième cercle des Enfers/Seconde prison
J'ai juste mis le screen pour sa beauté mais je ne commenterai pas l'intrusion des colosses d'Abou Simbel dans les Enfers de la mythologie grecque. Il s'agit d'un ajout (malheureux? Inopportun?) du mangaka. Quant à Dante, il fait de ce lieu, celui du châtiment des gourmands qui sont déchiquetés par Cerbère.
J'ai longtemps cru que cette bestiole était une aberration dans l'univers de saint seiya car je n'ai guère été habitué à y voir débarquer des monstres sauf sous leur forme totémique. Quoiqu'il en soit, après vérification, il s'avère que Cerbère est bien un emprunt fait à la Divine Comédie de Dante et non à la mythologie grecque comme je l'avais d'abord cru. Pour le distraire, l'astucieux Virgile lui lance de la terre à pleines poignées.
Quatrième cercle des Enfers/Troisième prison
Là il y a un certain écart entre la version du mangaka et celle de Dante Alghieri. Pour Kurumada les pêcheurs qui ont commis le péché d'avarice sont condamnés à pousser des pierres. Dans la Divine Comédie cette prison est celle des avares et prodigues qui se cognent et s'essoufflent car n'ayant pas appris à donner pour certains ou à conserver pour les autres, tous leurs efforts sont toujours vains.
Dans la mythologie grecque le supplice de la poussée des pierres est dévolue à Sisyphe car il a volé et épié Zeus dans ses ébats avec une nymphe. Dans un sens Sisyphe peut être considéré comme un avar ou un être cupide donc l'adaptation du châtiment de cette prison par Kurumada peut revêtir une certaine cohérence.
Cinquième cercle des Enfers/Quatrième prison
Le cinquième cercle de l'Enfer est celui du Styx, il mène à la cité de Dité qui garde les trois derniers cercles des Enfers. Les pécheurs qui y sont punis sont les coléreux qui se noient mutuellement dans les eaux marécageuses. Lorsque Virgile et Dante arrivent à ce cercle, ils sont attaqués par les Erynies mais un messager du ciel, Phlégyas, les met en fuite et leur permet d'entrer dans Dité.
Dante laisse percer ici son intention de régler ses comptes avec les tyrans qui mettent l'Italie à feu et à sang à son époque:
"Combien se prennent là haut pour de grands rois
qui seront ici comme porcs dans l’ordure,
laissant de soi un horrible mépris. » (chant IX)
Il n'y a pas vraiment d'originalité de la part de Kurumada dans cette prison: le nom du passeur est identique et le péché pour lesquels les morts sont punis également.
Sixième cercle de l'enfer/cinquième prison
La traduction du texte du manga est celle-ci: "Les pêcheurs n'ayant pas écouté l'enseignement de Dieu gisent dans des tombes de feu". On pourrait croire qu'il s'agit d'hérétiques, de païens ou de personnes foncièrement mauvaises du point de vue de Dante. En fait il n'en est rien. Il s'agit de l'un des chants les plus politisés et dogmatiques de la Divine Comédie dans lequel Dante s'entretient avec un de ses contemporains, un noble qui tenta de réaliser l'unité italienne, et lui reproche d'avoir laissé derrière lui un cortège de malheurs et un pays dévasté. La faute en revient selon Dante à ce que cet homme a oublié l'esprit de charité et s'est cru investi par Dieu d'une mission. C'est donc une forme de réquisitoire contre l'humanisme qui tend à voir dans l'homme la mesure de toutes choses alors que Dante ne voit que par Dieu.
Neuvième cercle de l'enfer/8e prison
Dans Saint Seiya, la Giudecca est présentée comme un palais ou le temple d'Hadès tandis que seul le Cocyte, l'Enfer glacé de ceux qui ont comploté contre Dieu, est défini comme une prison. La version de la Divine Comédie est assez différente.
Dante accède au Cocyte grâce à l'aide du géant Antée qui est libre de ses mouvements pour ne pas avoir combattu Zeus (je sais, c'est paradoxal mais l'oeuvre de Dante est pleine de références mythologiques en dépit ou à cause de son dogmatisme catholique).
Il est donc déposé dans le Cocyte qui se présente comme un marais glacé réservé aux traîtres. Il est divisé en quatre zones: la Caïna (de Caïn), L'Anténora, la Ptolémaia et la Judaia (de Judas Iscariote) dont je suppose que la traduction en grec est Giudecca.
Ces zones que Kurumada appelle "sphère" sans doute pour faire classe correspondent à différentes catégories de traîtres: les traîtres à leurs parents, à leur cité, à leur rôle et à leur bienfaiteur.
Au milieu du Cocyte est assis Lucifer qui de ses larmes gelées au contact de ses ailes entretient le Cocyte tout en incarnant la résignation de l'ange qui s'est éloigné de la lumière. Il possède trois visages et donc trois gueules qui lui servent à dévorer les trois plus grands traîtres de l'Histoire selon Dante à savoir Brutus et Cassius, assassins de César et Judas Iscariote, assassin de Jésus Christ et par la même traître à son bienfaiteur.
Des valeurs et référents souvent convergents
Je suppose qu'en lisant ces lignes vous aurez compris que Masami Kurumada a sans doute écrit le chapitre Inferno avec La Divine Comédie sous les yeux tant les similarités entre les deux oeuvres sont nombreuses. A quoi cela est-ce dû? J'entends par là: n'est-il pas un peu paradoxal qu'un auteur japonais du XXe siècle finissant s'inspire d'un Italien du XIIIe siècle s'achevant?
Surtout quand on pense au nombre d'aberrations historiques que l'on a pu voir dans les premiers tomes du manga saint seiya et par la suite: Tatsumi prétend ainsi que les chevaliers ont vaincu tous les empires fondés sur le mal, citant le déclin de l'empire romain et la défaite de Napoléon.
Dans la mesure où l'espérance de vie moyenne après la chute de Rome est tombée de 55 à 30 ans et où la civilisation a pratiquement disparu pendant un siècle je ne vois pas en quoi les chevaliers auraient servi en cela la bonne cause...
Toujours est-il que mon hypothèse personnelle est que le mangaka auteur de saint seiya s'est inspiré de la Divine Comédie car cette oeuvre s'adapte bien à la culture du syncrétisme religieux propre au Japon. Les Japonais sont très souvent boudhistes mais continuent à révérer les anciens et certaines divinités de la tradition Shinto, ce qui n'empêche pas la majorité d'entre eux de se marier à l'église. Donc le concept de divinité s'accommode aussi bien d'une conception polythéiste que monothéiste dans cette culture.
Car si on considère que Hadès est pour Kurumada à la fois le Dieu et le Lucifer de la Divine Comédie on constate un nombre impressionnant de points convergents.
1) Le dieu des Enfers et le Dieu de Dante font preuve du même dogmatisme privatif de liberté intellectuelle. Dans le sixième cercle ou cinquième prison, les morts qui ont voulu mener leur vie sans concession et sans l'aide de Dieu, même s'ils ont accompli de grandes choses sont considérés comme pécheurs. C'est ce que Kurumada fera dire à Hadès dans le dernier tome: "Incapables de discerner vos capacités physiques... vous tendez la main vers le ciel et finalement vous serez allés jusqu'à défier Dieu lui-même". Visiblement Hadès assume le rôle de Dieu pour les Enfers et comme la divinité de Dante ne tolère aucune forme d'autonomie de la part des hommes, considérant que le fait de mener leur vie comme bon leur semble ne peut que les conduire vers le mal.
2) Le diable malgré lui. Comme Lucifer n'est pas foncièrement mauvais dans l'oeuvre de Dante, Hadès n'est pas présenté comme un être cruel. Ces deux personnages ont en commun d'infliger la souffrance malgré eux et même au prix de leur propre souffrance. Lucifer, banni des cieux, assume le rôle de bourreau mais en même temps il le fait en versant des larmes qui ont gelé le marais du Cocyte, ce n'est pas comme s'il y prenait plaisir. De même, Hadès, en affrontant Seiya le regarde avec compassion comme le philosophe fixe l'ignorant. Il éprouve une réelle peine pour les hommes dont il estime que leurs désirs irréalisables les mène sur la pente de la tristesse. Il reprend en cela la morale de Zénon, le philosophe précurseur du stoïcisme, qui préconisait de ne pas chercher à obtenir ce qui est hors de notre portée sous peine de créer son propre malheur. Hadès dit quant à lui qu'il a crée la peur de l'Enfer pour apprendre aux hommes à ne pas pécher. Mais en même temps sa sentence est aussi terrible que celle du Dieu de Dante car finalement le premier des péché c'est le désir et sans désirer quoique ce soit est-il seulement possible de vivre?
3) Le personnage du guide. Dans le manga, Orphée de la Lyre, mortel s'étant rendu de son plein gré en Enfer, guide les chevaliers jusqu'à Giudecca. C'est exactement le rôle de Virgile dans la Divine Comédie. Car Dante, abreuvé d'auteurs grecs classiques, a lui aussi choisi un artiste pour le guider et peu importe que celui-ci soit un païen qui aurait dû rester enfermé dans les limbes.
4) Les emprunts mythologiques. La confusion entre la mythologie chrétienne et la mythologie grecque est entretenue aussi bien dans saint seiya que dans la Divine Comédie. En effet, même si je ne les ai pas tous cités, la grande majorité des héros grecs sont des protagonistes de l'oeuvre du Moyen-Age: Ulysse et Jason sont ainsi punis pour leurs parjures; Minos est le seul juge de l'Enfer; les Géants sont enfermés dans un puits qui permet d'accéder au Cocyte; Virgile et Dante voyagent sur le dos du monstre Geryon qui a été tué par Hercule. On pourrait multiplier les allusions à l'infini. Cette thématique est aussi reprise par Kurumada qui même s'il utilise le terme de "spectre" au lieu de "démons" multiplie les emprunts à la mythologie chrétienne à commencer par le concept de "Dieu", celui de "péché", le "mur des Lamentations" qui est à l'origine le seul mur encore debout à avoir survécu à la destruction du temple de Salomon par Nabuchodonosor dans l'Ancien Testament. Les référents culturels utilisés sont là aussi très proches alors que la référence chrétienne n'avait pas eu d'usage depuis la scène du premier ou second tome où Mitsumasa Kido s'adresse au ciel en comparant le sacrifice de ses enfants à celui d'Isaac par Abraham.
Maintenant, de mon point de vue, autant j'apprécie l'effort accompli par le mangaka pour dogmatiser les ennemis de ce chapitre de la série et donner une certaine profondeur philosophique et religieuse au personnage d'Hadès, autant je trouve dommage d'avoir fait preuve d'autant d'académisme dans la mise en scène des lieux et des situations. Bien que je connaisse peu de choses sur ce thème, il me semble que le dieu de l'Enfer dans la religion Shinto se nomme Enma. Quitte à faire dans le syncrétisme religieux, j'aurais bien vu quelques emprunts du mangaka à sa mythologie nationale japonaise au lieu de se cantonner uniquement à la chrétienne et à la grecque à l'identique de Dante Alghierri.
Cet article sera continué lorsque la parution des nouveaux Oavs du chapitre Hadès m'auront permis de juger des libertés prises par les réalisateurs
avec l'Enfer de la Divine Comédie ou au contraire de leur académisme.
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Cette article est copyright Diego Jiménez
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.