Chapitre 7: Chante, Déesse, la colère d'Algébia
Algébia soupira. Après toutes ces années,
revoir les terres de son enfance aurait dû lui être si doux… mais tous les
souvenirs qui lui revenaient à l'esprit avaient pris un goût amer, à présent
qu'Aiolia, le seul frère qui lui restait, avait péri. Il était désormais seul
au monde… Secouant énergiquement la tête, il se ressaisit. Il ne fallait pas
qu'il se laisse submerger par le chagrin, alors que la bataille était si proche
!
Il avait vaguement espéré que l'entrevue qu'il venait d'avoir avec Athéna lui
aurait permis de décider du cours qu'allait prendre sa vie, ou aurait du moins
quelque peu éclairci ses pensées. Il aurait aimé pouvoir ressentir la même
dévotion que ses frères pour Athéna, mais c'était une simple femme qu'il avait
eu devant lui, pas une déesse. Elle ne l'avait aucunement impressionné.
Pourtant, il en était sûr, elle savait… Quoi ? Il n'aurait pu le dire, mais il
avait cet étrange pressentiment, qu'Athéna savait tout de lui, qu'elle détenait
la clé de quelque étrange mystère, qu'elle savait sur lui des choses que
lui-même ignorait. C'était la raison pour laquelle il avait voulu la rencontrer
après la mort d'Aiolia, pour essayer de comprendre pourquoi ses frères, l'un
après l'autre, avaient décidé de sacrifier leur vie pour elle. Hélas, ce fut en
vain…
Il reprit son ascension, grimpait agilement le long des flancs de la montagne.
Il fallait qu'il achève le plus rapidement possible son entraînement. Cette
fois, c'était le maître de l'Olympe lui-même qu'il fallait affronter… et il
sentait très clairement, sans savoir pourquoi, que son rôle serait capital dans
cette bataille.
Il avait presque atteint le sommet à présent, et commençait à pester contre le
soleil de plomb qui dardait ses rayons impitoyables. Il s'arrêta, haletant, et
leva les yeux vers le ciel, une main en visière au-dessus des yeux. Pas un
nuage à l'horizon ! Il ne pouvait espérer le moindre répit. Certes, il se
rappelait quelle fournaise la Grèce devenait en été, mais après le temps qu'il
avait passé aux Cinq Pics auprès du Vieux Maître, il avait pourtant perdu
l'habitude de la chaleur. Maugréant, il essuya son front dégoulinant de sueur
et recommença à grimper.
Soudain, une sensation étrange s'empara de lui. C'était étrangement doux et
mélancolique, c'était presque… un appel. Il s'arrêta brusquement, concentrant
son Cosmos. Oui, il en était sûr à présent, quelqu'un - ou quelque chose -
l'appelait ! Il scruta les alentours, essayant de localiser d'où venait cette
" voix " qui cherchait à l'attirer à lui. Tout, pourtant, avait l'air
normal… Un petit bosquet serré de cyprès, à quelques mètres de lui, attira
soudain son attention. Il se remémorait vaguement l'avoir déjà vu lorsqu'il
était enfant, mais c'était si loin… il y arriva en quelques pas, se fraya
péniblement un chemin à travers deux arbres, déchirant un peu plus sa cape au
passage, et aboutit dans une minuscule clairière. Fulgurant comme l'éclair, un
souvenir refit brusquement jour dans son esprit : il se rappelait à présent qui
se trouvait là, caché aux regards depuis des siècles.
- Troïlos ! "
Il cria son nom à voix haute. Il y avait si longtemps qu'il ne l'avait plus vu…
depuis qu'Ayoros avait injustement péri, depuis qu'il avait quitté le
Sanctuaire… Il avança vers l'armure fantastique, irréelle, qui brillait
faiblement au milieu de la clairière, l'effleura doucement du bout des doigts.
Une voix grave et profonde, qu'il reconnut immédiatement, résonna dans son
esprit :
- " Ainsi, tu es enfin revenu, Algébia ! J'ai trouvé le temps long, très
long sans toi. Il y a des années que je n'avais plus parlé à personne ! Mais te
voilà devenu un homme, à présent.
- Troïlos ", reprit intérieurement Algébia, se rappelant, après avoir
commencé à parler à haute voix, que c'était là leur meilleur moyen de
communiquer, " tout est si différent aujourd'hui… mais tu es toujours là,
éternel. Je suis heureux de te revoir.
- Comme si je pouvais, par la grâce des dieux, revenir à la vie et partir d'ici
! " le railla gentiment la voix qui semblait provenir de l'armure. "
Allons, raconte-moi donc ce qui t'es arrivé pendant ton absence.
- Tu sais pourtant aussi bien que moi tout ce qui s'est passé, n'est-ce pas ?
" lui reprocha doucement Algébia. " Mes années d'entraînement, les
nombreuses batailles qui ont suivi, mon frère qui a perdu la vie pour cette
Athéna, la nouvelle guerre qui s'annonce… rien ne t'es inconnu. Pourquoi me le
demander ?
- Je voulais savoir comment tu percevais tout cela. Quand ton dernier frère est
mort, j'ai eu de la peine pour toi. " la voix s'interrompit. Algébia
l'avait presque sentie pousser un profond soupir. " J'ai connu ce même sort,
moi aussi… être le seul survivant de sa famille, perdre tout ceux qui vous
étaient chers… je te comprends, plus que tu ne pourrais le croire. "
Une soudaine, une absolue certitude étreignit Algébia.
- " Troïlos… cet étrange pressentiment que j'éprouve depuis quelques
jours… est-ce toi qui me l'a envoyé ?
- C'est exact, " répondit la voix après un lourd silence qui sembla durer
une éternité.
" Je vais te parler franchement, Algébia : l'issue de cette bataille
dépendra de toi, et de toi seul. Selon le choix que tu feras, la balance
penchera dans un sens ou dans l'autre, ou peut-être… " la voix se fit
lointaine. " Peut-être, oui, permettras-tu de rompre l'équilibre, et
réaliser ainsi mon plus cher désir.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? " lui demanda Algébia, interdit.
Une nouvelle fois, la voix se tut pendant un long moment, puis reprit :
- " Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, tu avais
peut-être cinq ans à l'époque, j'ai tout de suite eu de la sympathie pour toi.
Tu me ressemblais tellement, lorsque j'avais ton âge ! Puis tu es parti ; j'ai
continué à t'observer, de loin, et j'ai peu à peu compris que tu étais comme
moi, exactement comme moi. Je me suis pris à espérer, ces derniers jours, que
tu pourrais réaliser mon rêve…
Vois-tu… " la voix trembla, comme sous le coup de l'émotion. " …
j'aimerais te raconter mon histoire. Tu étais trop jeune autrefois pour
comprendre, mais le moment est propice pour le faire à présent.
Comme je te l'ai dit, moi aussi j'ai perdu ceux qui m'étaient chers. Au terme
d'une hideuse guerre qui s'éternisa pendant dix années, j'ai vu mon père
immolé, ma mère réduite en esclavage, le plus glorieux de mes frères tué au
combat, son jeune fils massacré sous les yeux de sa mère éplorée, mes sœurs
violentées, assassinées… mais à l'époque, j'avais un idéal. Je me battais pour
défendre ma cité contre les vils assiégeants, je luttais désespérément pour que
triomphe ce que je pensais être le bien. Lors du combat où mon frère Hector
périt, je fus moi aussi blessé à mort. Alors que je gisais, agonisant, sur le
champ de bataille, je ressentis une présence divine, surnaturelle. Doucement,
alors que la vie me quittait, je reconnus l'Immortel qui se tenait à mes côtés
: Arès, le fils de Zeus. Il me prit sous sa protection, me rendit la vie, à la
condition expresse, toutefois, que je me dévoue à son service et que je passe
pour mort auprès de tous, invisible à leurs yeux. J'acceptai avec
reconnaissance, mais commençai déjà à le regretter lorsque je vis la douleur de
ma mère, perdant son premier-né et son dernier-né durant la même journée. Les
jours passèrent, chacun plus terrible que le précédent… "
La voix s'interrompit une nouvelle fois. Algébia, bouleversé, buvait ses
paroles. Il lui semblait presque être sur le champ de bataille aux côtés de
Troïlos, un très jeune homme aux boucles blondes et au courage indomptable, il
lui semblait être parmi ces guerriers impitoyables, pris dans la tourmente des
flèches qui fusaient entre les deux camps…
" Finalement ", reprit la voix, tremblante, " le jour fatal
arriva. Désespéré, impuissant, j'assistai à la chute et au pillage de ma cité,
au massacre de ma famille. Et c'est alors, seulement alors, qu'Arès me révéla
l'hideuse vérité : alors que nous, pauvres mortels, pensions mener une juste
guerre, c'étaient en fait les dieux qui luttaient ! De mes yeux horrifiés, je
vis Héra encourager nos ennemis, Apollon entraînant nos troupes, Poséidon
lui-même abattant nos murailles… depuis le début, cette guerre n'était pas la
nôtre, nous avions été des pions, de simples pions entre les mains des dieux !
Dix ans de cruelles batailles, tant de héros fauchés dans la fleur de l'âge,
tant de sang versé… juste au nom d'une stupide querelle entre ces dieux maudits
! " conclut la voix, vibrante de colère.
" Je ne pouvais plus rien faire " reprit-elle après un nouveau
silence, plus éloquent qu'un long discours. " J'avais juré de servir Arès,
et je tins ma promesse. Je rejoignis les rangs de ses guerriers sacrés, les
Berserkers, et pris bientôt leur tête. Ces Berserkers qui tous, comme moi,
avaient péri au combat et avaient été recueillis par Arès, étaient des
monstres, fous de guerre, assoiffés de sang et insensibles aux coups… et,
insidieusement, dans mon aveugle soif de vengeance, je commençai bientôt à leur
ressembler. Je devins l'un des cinq guerriers les plus puissants de cette
époque : j'avais obtenu l'une des Elemental Coths. "
Algébia, stupéfait, regardait à présent l'étrange armure d'un tout autre œil.
Il commençait à entrevoir, confusément, la vérité…
- " Continue, Troïlos, je t'en prie !
- Oui, je vois que tu commences à comprendre. Je t'ai bien parlé de cinq
armures, pas de quatre. Les Grecs, dans leur conception du monde, avaient
oublié un élément, qui pourtant est à la base de toute vie : le Vide. Seul Arès
connaissait l'existence de cette armure, dissimulée aux dieux et aux hommes…
Quelques années plus tard, le guerrier de l'Air se révolta contre son maître
Zeus et s'enfuit. Ce fut là le début de terribles conflits entre les dieux, une
fois encore et, sans aucune explication, les guerriers qui portaient les
Elemental Cloths disparurent l'un après l'autre. Arès pensait que je serais
l'exception, étant un guerrier de l'ombre, inconnu de tous les autres, mais la
fuite de Boréen m'avait ouvert les yeux. Il avait eu le courage de briser ses
chaînes et d'échapper à cet insoutenable esclavage… L'occasion était trop belle
pour que je la laisse échapper, et un beau jour, je m'enfuis, moi aussi. J'en
étais venu à tous les haïr du plus profond de mon être, ces dieux fourbes et
cruels qui se riaient des hommes. J'espérais… "
La voix se fit plus lointaine, presque rêveuse.
" …j'espérais que je pourrais miner leur pouvoir, je… je voulais détruire
les dieux et instaurer le règne des hommes ! "
Un rire amer résonna dans l'esprit d'Algébia.
" Après tout ce que j'avais vécu, je n'étais certes plus enclin à me
bercer d'illusions, mais cela m'apparaissait soudain comme une mission sacrée,
à laquelle j'aurais joyeusement sacrifié ma vie. Et, tu t'en doutes, c'est ce
qui arriva. Alors que j'essayais d'entrer en contact avec les autres Guerriers
des Eléments, Arès me retrouva et me châtia comme il lui convenait. C'est ici
même, dans cette clairière, que je perdis la vie, pourtant protégé par mon
armure. Mon Cosmos y est resté attaché, pendant toutes ces années… et cette
armure, Algébia… Cette armure est aujourd'hui la tienne !"
Un tourbillon d'émotions violentes étreignait Algébia. Il comprenait, oui, il
comprenait à présent son sentiment devant cette femme qui se prétendait une
déesse, il comprenait le profond sentiment d'injustice qu'il éprouvait devant
la mort de ses frères, tués lors d'une bataille qui, en réalité, n'opposait que
des dieux et leur insatiable soif de pouvoir !
Fasciné, résolu, il s'approcha de l'armure aux contours irréels. Dans un doux
entrechoquement de métal, l'armure se sépara et vint le revêtir.
- " Troïlos… " dit alors Algébia à voix haute, " tu vois, j'ai
compris. Moi, le guerrier du Néant, je te vengerai, comme je vengerai mes frères.
Je vais… " - il eut un sourire sans joie - " …je vais détruire les
dieux ! "
Chapitre précédent - Retour au sommaire -Chapitre suivant
Cette fiction est copyright Christine Drossart.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.